Las d’avoir perpétuellement à changer les piles de sa montre à
cristaux liquides – chose qu’il oubliait trop souvent de faire –
Pascal Bontemps, employé zélé d’un gros cabinet d’expertise
comptable, décida un beau jour de s’offrir la montre de gousset
en argent dont il rêvait. Il l’avait repérée depuis longtemps
dans la vitrine du vieil antiquaire qui tient boutique à l’angle
de la rue où se dresse l’immeuble de sa société. Une vénérable
montre, très belle au demeurant et qui ressemblait à s’y
méprendre à celle qu’avait toujours portée son père, et le père
de son père avant lui, qui la tenait lui-même de son père. Il en
était ainsi depuis que cette pièce de musée avait été assemblée
par un horloger bijoutier de grand talent.
L’objet, véritable héritage de famille, avait été légué à
son frère aîné à la mort de leur père. Pascal en avait conçu
une féroce jalousie car depuis l’enfance, il avait toujours
convoité la montre et espéré qu’elle lui reviendrait de plein
droit bien qu’il ne fût que le cadet. Lui au moins eût conservé
pieusement et bichonné comme il se doit ce précieux legs ! Pas
comme son foutu frère qui s’était empressé de le vendre au plus
offrant des antiquaires. Il en avait tiré un fort bon prix, justifié
par l’ancienneté avérée de la montre. Le prix de Judas ! Depuis,
Pascal avait coupé les ponts avec son aîné et personne, jamais,
n’avait compris les raisons de cette soudaine désaffection.
Cette montre, dans la vitrine pleine d’un fatras d’objets sans
âge de Monsieur Grégoire, c’était peut-être celle de son
grand-père, qui sait ? De toute façon, même dans le cas contraire,
il la voulait pour réaliser enfin le rêve tant caressé : accrocher
à la poche du gilet de son austère costume trois pièces gris, la
chaîne d’argent d’une montre de gousset, celle- là de
préférence.
Et basta les piles qu’on oublie de remplacer dans ces satanées
montres modernes !
Il imaginait déjà l’ineffable plaisir qu’il éprouverait à la
sortir, toute chaude encore, de la poche de son gilet, de l’exhiber
fièrement ainsi qu’il l’avait vu faire tant de fois par son
aïeul puis par son père, d’en actionner religieusement le
remontoir…Avec certitude, il savait d’avance que chaque fois
qu’il la remonterait, aussi sûrement qu’il sentait battre son
cœur, il sentirait les rouages complexes et subtils ainsi que les
minuscules ressorts, se remettre en place pour que reprenne la course
du temps, rythmée par le tictac régulier des aiguilles tournant
paisiblement autour du cadran.
Pascal est méticuleux, presque tatillon, ponctuel jusqu’à
l’extrême. Son emploi du temps, du lever au coucher du soleil, est
calculé à la minute près. Chez lui comme au travail, chaque chose
a sa place, chaque place a sa chose. Tout est tiré au cordeau ! Sur
son bureau, modèle du genre, le téléphone est à main droite,
l’ordinateur exactement au centre ; à main gauche, les dossiers en
cours soigneusement empilés par ordre de priorité. Chaque soir, la
journée terminée, à dix-sept heures précises, il range ses
affaires, décroche sa veste et son écharpe de soie blanche de la
patère et quitte le bureau ; cela lui prend exactement une minute,
plus une pour traverser le couloir et atteindre l’escalier. À
dix-sept heures neuf, il ouvre la portière de sa petite voiture
toujours garée au même emplacement sur le parking privatif de la
société. Nul ne songerait, ne fût-ce que par pure plaisanterie, à
occuper le rectangle bien délimité à la peinture blanche sur
lequel l’un d’eux - excédé peut-être - a fini par inscrire en
grosses lettres rouges : MONSIEUR BONTEMPS.
Tel est Pascal, vieux garçon respectable, employé modèle, parangon
de l’ordre et de l’exactitude, consciencieux, perfectionniste,
dont la vie bien réglée ne souffre aucun contretemps - c’est la
raison essentielle qu’il invoque pour ne s’être jamais marié -
ce même Pascal, rigide et cartésien dont le rêve secret, insolite
s’il en est en cette ère de progrès technologique, est d’acquérir
une vieille montre de gousset au boîtier d’argent finement gravé
et au mécanisme à remontoir antédiluvien ! C’est d’ailleurs
ce qu’il va faire aujourd’hui même car il a une fois de plus,
oublié de changer la pile de cette coûteuse montre en or que lui a
offerte sa mère pour son quarante cinquième anniversaire. Oubli qui
somme toute est assez anormal pour un homme aussi pointilleux !
Monsieur Grégoire se frotte les mains. Il a dégoté là le client
idéal qui sait exactement ce qu’il veut et tout aussi exactement
ce qu’il est prêt à débourser pour obtenir l’objet convoité.
Il est heureux, soulagé même, de pouvoir enfin se débarrasser de
la montre dont il est contraint d’astiquer chaque soir le boîtier
dont l’argent se ternirait sans ses soins attentifs. Infiniment
heureux de ne plus avoir à remonter cette capricieuse qui semble
prendre un malin plaisir à s’arrêter. Bien sûr, ses vieux doigts
déformés et raidis par l’arthrose ne parviennent plus à
actionner correctement la traîtresse et minuscule mollette mais tout
de même !
Monsieur Grégoire a toujours affectionné les vieilles choses. C’est
une passion qu’il entretient de longue date et pour laquelle il a
défié l’autorité paternelle, choisissant de devenir antiquaire
plutôt qu’instituteur. Une profession belle entre toutes que son
père, directeur d’école primaire, eût aimé lui imposer.
Traquer les objets, les meubles d’époque, vider les greniers…Le
cœur battant de curiosité, soulever les couvercles poussiéreux de
vieilles malles emplies de précieuses reliques du temps
passé…Marchander pour obtenir le meilleur prix d’une antiquité
qui n’en a pas… Expertiser, dater, vendre à des amateurs
éclairés ou à de simples amoureux de belles et vieilles choses et
capables d’apprécier à leur juste valeur les trésors chargés
d’histoire qui leur sont confiés, voilà la passion de Monsieur
Grégoire. Il aime chaque objet qui orne sa vitrine, chaque
vieillerie pleine de souvenirs qui encombre son petit magasin,
véritable caverne d’Ali Baba pour connaisseurs et fouineurs qui
trouvent généralement leur bonheur dans ce merveilleux bric- à -
brac.
Hélas, il se fait vieux ! Comme tout ce qu’il vend ! Il désirait
passer la main depuis longtemps déjà mais son fils unique n’a pas
souhaité prendre la relève. Ironie du sort, il a préféré devenir
instituteur ! Professeur des écoles comme on dit à présent.
Monsieur Grégoire est fatigué. Celle qui le soutenait et l’aidait
dans son commerce, l’a quitté depuis dix ans déjà. Sans elle les
années sont plus lourdes à porter et son vieux cœur n’a pas de
remontoir, lui ! Pas comme cette foutue montre qu’il lui faut
remettre à l’heure plus souvent qu’à son tour ! Cette tâche ô
combien fastidieuse et trop souvent répétée lui fait ressentir
plus cruellement encore et son âge et sa profonde lassitude.
Ô oui ! Il est heureux qu’un autre enfin se charge de mater la
rebelle et inconstante montre de gousset qu’il s’est pris, au fil
du temps, à haïr cordialement sans pour autant faillir une seule
fois au détestable pensum !
Au comble de la joie, Pascal Bontemps a sorti sans sourciller la
somme rondelette - justifiée par l’ancienneté de l’objet - que
le vieil antiquaire lui a demandée et s’est emparé de la montre
tant convoitée. Il en a ouvert le boîtier et l’a portée à son
oreille pour en entendre enfin le doux tic-tac.
- Fantastique ! Elle fonctionne ! S’est-il exclamé au comble de
l’excitation.
- N’oubliez pas de la remonter ! A conseillé Monsieur Grégoire
sur un ton teinté d’inquiétude…
- Bien sûr, bien sûr … a opiné distraitement Pascal.
- Elle est assez capricieuse ! A insisté l’antiquaire.
Mais tout à son bonheur, Pascal ne l’a pas entendu. Il est parti,
la main refermée sur son inestimable trésor, émerveillé et les
yeux brillants, tel un gamin qui viendrait tout juste de se voir
offrir le plus beau et le plus convoité des jouets…
Lundi, midi pile…
Pascal prend sa pause déjeuner, ainsi qu’il le fait chaque jour
de la semaine. Son bureau est en ordre impeccable. L’ordinateur
éteint. Les dossiers bien rangés attendront son retour. Le bistrot
du coin où il fait figure d’habitué, sert un plat du jour très
convenable. Il sort dans le couloir où se trouvent son propre bureau
et ceux de ses collègues, le siège directorial étant situé à
l’étage au-dessus, comme il se doit. Il salue distraitement une
secrétaire qui, un épais classeur sous le bras, poirote devant
l’ascenseur. Elle ne répond pas. Il n’en est pas surpris. C’est
la « particulière » de monsieur Chaffaut, bras droit du grand
patron. Cette pimbêche n’hésite pas à faire des heures
supplémentaires pour se faire mousser. Il ne l’aime pas. Personne
ne l’apprécie à cet étage.
Le silence dans le long couloir est d’une inhabituelle intensité
mais il n’y prend pas garde tant il est absorbé par les
grouillements intempestifs de son estomac qui semblent indiquer -
hypothèse hautement improbable - qu’il aurait dépassé son
timing de quelques précieuses minutes. Il emprunte l’escalier
comme à l’accoutumée. N’ayant guère le temps de pratiquer le
moindre sport, il a trouvé là un moyen idéal de se maintenir en
forme sans pour autant perdre une minute. C’est donc d’un pas
alerte et bien rythmé en dépit de ses 46 ans, qu’il dévale les
marches des quatre étages qui le séparent du rez-de-chaussée. Il
ne croise personne si ce n’est une femme de ménage qui, le nez en
l’air et brandissant un balai-brosse coiffé d’une serpillière
dégoulinante, est en train de glander au lieu de finir son
nettoyage. C’est d’ailleurs étonnant qu’elle soit toujours là
à cette heure et plus étonnant encore qu’elle ne daigne pas
répondre à son bonjour poli ! Peut-être que, prise en flagrant
délit de glandage, elle préfère feindre de ne pas l’avoir vu.
C’est une belle journée de mi-juillet. Dans la cage d’escalier,
la chaleur moite et étouffante le prend à la gorge et fait battre
son cœur un peu trop vite. Il ralentit légèrement la cadence pour
tamponner de son mouchoir immaculé, la sueur qui perle à son front
et dans son cou. Il n’en est pas sûr mais tout à l’heure, il
s’est cru le jouet d’une hallucination. En effet, l’eau qui
était censée tomber de la serpillière mouillée à peine sortie de
son seau, lui a semblé être comme en suspension, immobilisée entre
la loque qui pendouillait et la marche où se tenait la femme de
ménage… La faim ajoutée à la fatigue et à la chaleur
accablante, sont probablement à l’origine de cette illusion
d’optique. En tous cas, ça lui a fait un drôle d’effet !
Heureusement, dans quelques jours il sera en vacances !
Parvenu au rez-de-chaussée, il se retrouve devant la porte de verre
grande ouverte retenue par la main bronzée de Jean-Louis, l’un de
ses jeunes collègues du quatrième qui, un pied dehors, semble dans
l’expectative.
- Alors, tu sors ou tu rentres ? Plaisante-t-il.
Puis sans attendre la réponse, il se faufile dans la rue où la
touffeur de l’air ambiant lui saute à la figure, l’obligeant à
fermer les yeux. Quand il les rouvre, il se croit aussitôt victime
d’un de ces inexplicables phénomènes dus à la forte
réverbération solaire. La rue tout entière est comme figée. Les
passants, les chiens et les chats errants, les voitures et les bus,
stoppés dans leur élan sont, ou du moins paraissent immobiles dans
les vapeurs de chaleur qui stagnent au-dessus du macadam surchauffé
de ce début d’après- midi caniculaire…
Seulement cette rue, car au loin, plus loin, au-delà du lourd et
chaud voile de brume qui enveloppe cette portion de ville comme une
épaisse moustiquaire, la vie poursuit son cours. Il en entend la
rumeur assourdie, en perçoit les mouvements flous comme s’il se
trouvait derrière une vitre fermée, légèrement opacifiée par une
fine pellicule de poussière.
Pour se rassurer, se raccrocher à quelque chose de tangible, Pascal
sort machinalement la montre de gousset de la poche de son gilet et
ouvre le boîtier d’argent.
« Tiens, elle est arrêtée !
» Se dit-il.
En effet, elle est encore sur midi or, selon ses calculs il devrait
être midi cinq. Son minutage précis pour descendre du quatrième ne
l’a encore jamais trompé. Cinq exactement ! Et il ne lui en faut
que deux pour rejoindre à pieds le café où il mange. Pour en avoir
le cœur net, il vérifie l’horloge de la mairie qui fait face de
l’autre côté de la rue, au bâtiment où il travaille. «
Peste ! C’est la loi des séries
! » Pense-t-il agacé.
Elle aussi s’est arrêtée sur midi pile. Sûr de ses calculs, il
remet sa montre à l’heure, midi six en comptant ce temps - pas
plus d’une minute tout de même ! – passé à se questionner. Il
actionne le remontoir puis la remet dans sa poche. Il était pourtant
persuadé de l’avoir remontée hier soir ! Avec ça, il vient
encore de perdre une précieuse minute !
Dans la rue les passants rentrent chez eux sans se presser, il fait
vraiment trop chaud pour courir ! Toutes vitres ouvertes, les
voitures klaxonnent intempestivement devant les feux qui tardent à
se mettre au vert. La vie est bien là et il faut qu’il soit
rudement fatigué pour s’être imaginé autre chose ! Jean-Louis
qui l’a rejoint sur le trottoir, secoue la tête comme au sortir
d’un mauvais rêve. Lui
aussi paraît très affecté par la chaleur. Il retire sa veste et
dénoue sa cravate.
- Salut Pascal ! On y va ! J’ai la dalle et une de ces soifs ! J’ai besoin d’une bonne bière bien fraîche ! Le bon
Dieu là -haut, il devrait installer la clim, comme dans nos bureaux
! Je crève de chaud, pas toi ? Allez vieux, tombe la veste !
Lance-t-il en se dirigeant d’un pas décidé vers le bistrot où
ils déjeunent ensemble.
- Dis donc ! Tu ne m’as pas vu quand je suis passé sous ton nez à
l’instant ? Je t’ai même parlé ! À quoi ou à qui pensais-tu
encore hein ? Interroge Pascal.
- Fichtre ! Je déconnecte mon vieux ! Rien vu, rien capté ! Parole
! Je te le dis, on bosse trop mon pote !
Et de concert, ils s’éloignent en bavardant joyeusement dans la
rue animée…
Mercredi, fin d’après-midi…
«Plus que trois jours avant
les congés !» Pense fugacement Pascal en levant les yeux
quelques secondes des comptes épineux qu’il est en train
d’éplucher.
- Bon sang ! Déjà dix-sept heures ! S’exclame-t-il en jetant un
coup d’œil à la pendule carrée, encadrée de noir comme un
faire-part mortuaire, qui est accrochée sur le mur crème, à droite
de son bureau, juste au-dessus d’une lithographie des «
Baigneuses » de Gauguin qu’il passe son temps à redresser ainsi
qu’il le fait pour les comptes des clients du cabinet.
Cette merveille de l’électronique est toujours exacte mais par
acquit de conscience, par plaisir aussi il doit en convenir, il sort
la montre de gousset pour s’assurer qu’il est bien temps de
partir : dix-sept heures !
Machinalement, il la colle à son oreille. Bizarre ! Aucun tictac !
Diable ! Elle est encore arrêtée ! Il jette alors un autre regard
sur la pendule : dix-sept heures ! Incroyable ! Impossible même !
Elle aussi serait donc arrêtée ? Combien de précieuses minutes
a-t-il faites en plus sans même s’en apercevoir ? Et
naturellement, personne ne l’a prévenu ! Ils doivent tous être
rentrés pénards en le laissant continuer à travailler tout seul !
C’est la première fois qu’ils lui font ce coup-là ! Connaissant
sa proverbiale exactitude, ils doivent bien se marrer ! Il empoigne
sa veste et sans l’enfiler, sort ulcéré de son bureau. Dans le
couloir du quatrième, le silence est significatif. Il n’y
manifestement plus que lui dans les locaux de la société. Les
autres bureaux… Non !
Ils ne sont pas vides !
Incrédule Pascal regarde à travers la porte vitrée de celui de
Jean-Louis. Il est là, avec la secrétaire de Chaffaut dans une
position qui ne laisse aucun doute sur ce qu’ils sont en train de
faire : son copain a les deux mains sur les seins de la pimbêche et
la bouche dans son cou ! Et elle a l’air d’aimer ça cette faux
jeton ! Quel inconscient ce type ! Faire ça au vu et au su de tout
le monde ! Il est pourtant marié le bougre !
Pascal est sur le point de frapper au carreau quand quelque chose
l’interpelle. Plusieurs même ! Que la pendule indique dix-sept
heures, c’est normal puisque toutes celles de la société sont
réglées électroniquement. Ce n’est sûrement que le fruit du
hasard si le système s’est détraqué à l’heure où sa montre
s’arrêtait… Quoique….
Mais que la feuille de papier immobilisée en l’air, suspendue
au-dessus du sol ne se décide pas à s’y poser, ça c’est
anormal !
Que Jean-Louis et la pimbêche aient décidé de faire des heures
sup’ pour prendre du bon temps, pensant être seuls, il comprend !
Mais qu’ils paraissent totalement immobiles, silencieux, comme
statufiés dans cette position compromettante…
- Oh la la ! J’hallucine ! Murmure Pascal comme s’il avait peur
que les tourtereaux ne l’entendent.
Angoissé, il se dirige vers le troisième bureau…
À l’instar des autres, la pendule murale indique dix-sept heures.
Éric est à son clavier, les deux mains légèrement au-dessus,
prêtes à retomber sur les touches. Prêtes seulement ! Telles des
oiseaux figés en plein vol, elles demeurent obstinément en l’air.
La tête tournée vers la porte, Éric le regarde… Semble le
regarder car ses yeux sont fixes et il ne cille pas. Comme la
pendule, comme sa montre, il est arrêté !
Pascal, hésitant, s’approche alors du quatrième bureau, redoutant
à l’avance ce qu’il va découvrir…
La belle Moira, une main aux ongles carminés posée sur la poignée
de la porte, s’apprête à sortir. Aussi ponctuelle que lui, elle
ne ferait pas une minute de plus que nécessaire. Une longue mèche
de ses magnifiques cheveux noirs, soulevée par un courant d’air
sans doute, flotte au-dessus de ses épaules gracieuses sans y
retomber joliment ainsi qu’elle devrait le faire. Quant à son
autre main, elle tente de rabattre la large jupe que ledit courant
d’air a indiscrètement soulevée en corolle. Peine perdue, Moira
est arrêtée elle aussi…
C’est un complot ! Il faut que ce soit cela ! Car si tous ces gens
qu’il connaît bien ne sont pas d’excellents comédiens, c’est
qu’il se passe quelque chose. Un truc étrange qu’il pressent
mais se refuse encore à admettre. Ou alors c’est qu’il devient
complètement fou avec cette maudite chaleur qui ne veut pas céder !
Sans réfléchir et exceptionnellement pour cette fois, il va prendre
l’ascenseur.
En panne !
Le voyant d’appel est pourtant allumé. Pascal se précipite dans
l’escalier qu’il dévale à toute vitesse au risque de se rompre
le cou. Il débouche au rez-de-chaussée au bord de l’apoplexie,
puis dans la rue silencieuse et figée. C’est la seulement, parce
qu’une petite voix intérieure semble le lui souffler, qu’il
s’avise de remonter sa montre sans même l’avoir remise à
l’heure et tout en regardant l’horloge de la mairie, elle aussi
arrêtée sur dix-sept heures pile. Laquelle horloge se remet
aussitôt en marche, constate-t-il assommé, incapable de bouger.
À peine quelques minutes plus tard, tous les employés de la société
déboulent à leur tour sur le trottoir, pressés de rentrer.
Jean-Louis le sort de sa torpeur en lui tapant dans le dos, rigolard
:
- Ben mon colon ! Tu es sorti rudement tôt aujourd’hui ! Tu as
rencard au moins ? Elle est comment ?
Et il part en riant après un clin d’œil appuyé à la secrétaire
de Chaffaut qui, accompagnée de son patron, passe devant lui
hautaine en faisant mine de n’avoir rien remarqué. Quelle sainte
nitouche celle-là !
Vendredi matin…
Encore tout engourdi de sommeil, victime de cette maudite fatigue qui
ne l’a pas quitté de la semaine, lui faisant imaginer les
phénomènes étranges dont il refuse encore de croire qu’il les a
réellement vécus, Pascal se réveille péniblement. Il n’est pas
question, en dépit de son épuisement, qu’il arrive en retard au
bureau. C’est aujourd’hui son dernier jour de travail avant des
congés annuels bien mérités. Hier soir, pour être certain d’être
debout à l’heure, il a remonté soigneusement la montre de gousset
avant de la poser sur la table de chevet, entre la lampe et le radio-
réveil dûment réglé sur cinq heures. Il ne commence qu’à huit
mais il se lève toujours très tôt. Une vieille habitude.
Du fond de la torpeur qui lui embrume les méninges, il entend
vaguement une sonnerie insistante. Si vaguement qu’il n’y prête
pas attention. C’est juste la suite du rêve cauchemardesque qui
l’a poursuivi toute la nuit semble-t-il. Un de ces rêves
récurrents qu’il fait depuis l’enfance et qui traduit une
angoisse elle aussi résurgente.
…Une fois encore, il va être
en retard à l’école.
Tout ça parce qu’il n’a pas entendu sonner
l’affreux réveil en métal bleu dont l’horrible bruit de
crécelle lui fait toujours une peur terrible. C’est sans doute
pour ça qu’il ne l’entend presque jamais, parce qu’en fait il
a tellement peur chaque
fois, que son esprit se refuse à l’entendre. C’est
alors maman qui, en hurlant des imprécations à
ses oreilles, doit le secouer comme un prunier pour le réveiller.
Et il ne sait pas ce qui est le plus terrifiant de la sonnerie du
monstre de métal bleu électrique ou d’être ainsi
tiré brutalement du sommeil par sa propre mère…
C’est ce cauchemar-là qu’il vient de faire une fois de plus, qui
lui donne aujourd’hui encore l’impression d’être un petit
garçon pris en faute, quand par hasard – et c’est infiniment
rare – il lui arrive d’être en retard ne serait-ce que d’une
seule minute. C’est à cause ou grâce à ce songe qui lui revient
avec une régularité métronomique qu’il est devenu ce parangon
d’exactitude dont se moquent ses collègues en général,
Jean-Louis en particulier.
Il frotte ses paupières lourdes. Il doit être trop tôt pour se
lever. Il fait encore nuit. En cette saison le jour aussi se lève de
bonne heure. Et puis le radio réveil n’est pas encore en route. Il
le règle invariablement sur une station musicale car s’il aime se
lever à l’heure, il apprécie néanmoins les réveils en douceur –
on comprend pourquoi – qui contribuent pour beaucoup à sa bonne
humeur quotidienne.
Une sensation troublante le fait bondir de son lit. Des petits bruits
familiers qu’il devrait entendre et qu’il n’entend pas…La
lueur rouge du radio réveil que dans le noir il devrait voir
clignoter et qu’il ne voit pas…Une sonnerie stridente qu’il
capte réellement elle, et pas seulement en rêve…celle du
téléphone ! Et c’est ce son-là qui lui paraît le plus incongru
car si ce qu’il pense soudain est vrai, il ne devrait pas
l’entendre, pas plus qu’il n’entend le tic-tac de sa montre ou
l’habituel bourdonnement du frigo mal calé provenant de la
minuscule kitchenette de son appartement trois pièces de
célibataire. Pas d’avantage que la régulière oscillation du
balancier de la comtoise du salon…
Dans le noir, hormis les battements effrénés de son cœur, tout
semble arrêté, c’est le silence absolu ! Aucun bruit venant du
dehors ni des autres appartements de l’immeuble pourtant mal
insonorisé ! Il devrait entendre son voisin du dessus qui se lève
chaque jour bruyamment à quatre heures tapantes ou peut-être celui
du dessous qui rentre à six tandis que lui petit déjeune en
solitaire. Quelle heure est-il d’ailleurs ? Il ne sait pas ! Il n’a
pas encore osé vérifier sur quels chiffres se sont arrêtées les
aiguilles de la montre rebelle. Ce dont il est sûr désormais, c’est
que chez lui, dans le bâtiment C où il habite ainsi que dans tous
ceux de la résidence, la vie s’est figée. Il n’a pas besoin de
le voir pour deviner que dans la rue qui jouxte et probablement même
dans l’ensemble du quartier, tout est également silencieux, figé,
suspendu dans le temps en attendant que lui, Pascal Bontemps, veuille
bien remonter une fichue montre de gousset et permettre ainsi à la
vie de reprendre son cours serein. Il sait qu’il ne sera pas le
seul à être en retard aujourd’hui, mis à part ceux très rares
dont le lieu de travail se situe dans le quartier même.
À l’autre bout de la ville, dans le grand immeuble du cabinet
d’expertise comptable, on l’attend et on s’inquiète sans doute
de son absence. Là-bas, le temps suit son cours habituel et chacun
s’étonne de ce retard d’autant plus qu’il n’a fourni aucune
excuse et pour cause ! Vingt ans de service, jamais malade, toujours
pile à l’heure ! Ils en font des gorges chaudes à n’en pas
douter ! Et lui qui, il n’en doute plus à présent, est le seul à
se mouvoir librement dans un microcosme où le temps semble avoir
suspendu son vol, se sent incapable d’aller décrocher un foutu
téléphone qui de toute évidence ne devrait pas sonner, selon les
théories plus dignes de la science-fiction ou de l’ésotérisme
auxquelles il n’a jamais adhéré, que d’une réalité
cartésienne qui est normalement son credo!
Non, il ne devrait pas sonner à lui crever les tympans ce putain de
téléphone ! Par conséquent, il n’ira pas répondre, voilà tout
! D’ailleurs, quel prétexte invoquerait-il pour expliquer son
absence, hein ? Pas cette histoire débile de temps stoppé par les
caprices répétés d’une vieille montre en tout cas ! Qui le
croirait ? Il n’y croit pas lui-même en dépit des preuves qui
s’accumulent depuis une semaine.
Pris malgré tout d’un irrépressible désir de vérifier
l’exactitude de ses théories aussi incroyables qu’elles sont
fantaisistes, pressé de se convaincre qu’il n’est pas devenu
fou, il enfile sa veste de pyjama…Il va voir. Il faut qu’il
puisse voir de ses yeux voir pour être certain qu’il ne rêve pas
ou qu’il n’est pas victime d’une hallucination. Tant pis s’il
joue les apprentis sorciers, il ne remontera pas la montre de gousset
tout de suite…Non, décidément ! Avant, il doit voir !
La lune est pleine et c’est tant mieux, car ainsi qu’il s’en
doutait, aucun interrupteur ne fonctionne. Il ouvre en grand les
doubles rideaux, puis les stores - à manivelle, heureusement ! Pour
y voir plus clair. Il a très chaud mais il ne se passera pas d’eau
pour se rafraîchir. Inutile ! Le temps qui a tout figé, empêcherait
sûrement l’eau de s’écouler. Il vérifie tout de même…gagné
! Il n’a pas besoin de tourner un robinet pour s’en assurer. La
petite fuite qu’il a constatée quelques jours auparavant dans la
cuisine sans avoir une minute à lui pour s’en occuper, lui prouve
qu’il a raison. Il n’entend pas le plic-ploc agaçant des gouttes
mais il les voit, suspendues au-dessus de l’évier, tandis qu’un
mince filet d’eau, figé comme un ruisseau par le gel hivernal,
attend la reprise du décompte temporel pour s’échapper par la
bonde…À ce tarif-là, pas la peine d’espérer boire quoi que ce
soit sorti du frigo ! Bières et sodas sont à coup sûr aussi «
gelés » que l’eau du robinet !
Comme un voleur, il sort de chez lui à pas de loup. Il n’y a aucun
bruit alentour que celui de son cœur qui bat à tout rompre. Des
battements qui résonnent à ses tympans tels des coups de canon ! Il
ignore l’ascenseur qu’il sait immobilisé par le phénomène et
descend l’escalier sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller
les autres locataires. Les réveiller ? Pauvre idiot ! Ils ne dorment
pas, ils sont arrêtés !
Il a sa propre clé pour l’entrée de l’immeuble, comme tous les
locataires en cas de panne d’électricité. C’est heureux car les
digicodes eux non plus ne doivent pas fonctionner ! Devant la porte,
il stoppe net. Il sait maintenant à quelle heure exactement s’est
arrêtée la montre rebelle. Il reconnaît l’occupant de
l’appartement dix-neuf. C’est monsieur Armando, celui qui se lève
à trois heures trente et quitte l’immeuble à quatre heures
précises chaque matin pour aller travailler. Il est statufié dans
l’entrebâillement de la porte, un pied dehors, la bouche largement
ouverte sur un bâillement qui ne se terminera que lorsque le temps
aura repris sa course folle. Ses yeux encore rouges et gonflés de
sommeil, fixent la nuit sans ciller.
Pascal sort sans le déranger et pour cause !
Dehors, le spectacle qui l’attend ne fait que confirmer son intuition.
Il en tressaille cependant et commence, ombre noire et solitaire,
l’exploration de la rue où tout n’est que silence et immobilité.
Les milliers de moucherons agglutinés autour des hauts lampadaires,
sont immobiles…
Le gros chat tigré en équilibre sur la palissade du chantier
voisin, un miaulement plaintif coincé dans la gorge, est immobile…
Le chien famélique, la patte levée contre une poubelle, est
immobile…
Près de la discothèque, un groupe de jeunes bloqués en pleine
conversation animée, est immobile…
Dans le square, enlacé sur un banc, un couple d’amoureux surpris
par la nuit, oublieux de l’heure, oublié par le temps, n’en
finit pas de s’embrasser à bouche que veux-tu, transformé en
statue comme les amants des « Visiteurs du soir » mais on n’entend
pas leur cœurs battre à l’unisson comme dans le film, car ils se
sont arrêtés momentanément avec la montre de gousset de Pascal
Bontemps.
Des conducteurs nocturnes, figés au volant de leurs voitures,
paraissent assoupis mais leurs yeux bien ouverts témoignent qu’ils
sont éveillés. Ils sont en attente, seulement en attente d’être
remontés, comme la montre de Pascal.
Trois petits braqueurs de distributeurs de billets, sont immobilisés
en flagrant délit sur les lieux de leur forfait. Ils ne peuvent
savoir qu’à quelques mètres seulement, les deux occupants de
l’estafette de la police se « réveilleront » bientôt et se
précipiteront pour les prendre la main dans le sac…
Les mille et un bruits de la nuit se sont tus et toute vie a cessé à
quatre heures exactement, en même temps que les aiguilles sur la
vieille montre d’argent.
Une espèce de brouillard qui dans ce contexte surréaliste, ne
peut cette fois être imputé ni à la chaleur ni aux vapeurs
d’essence ni à la réverbération solaire, recouvre la rue, le
quartier tout entier où il se meut furtivement et où seul le bruit
léger de ses pas, résonne étrangement à ses propres oreilles. En
fait, au fur et à mesure qu’il se rapproche de la frontière qui
sépare son quartier, du reste de la ville, il a plutôt
l’impression, autant que la nuit environnante lui permette d’en
juger, qu’il s’agit plus d’un dôme que d’un brouillard. Un
dôme dont l’épaisseur altère la transparence, comme un saladier
de verre terni par les lavages successifs…Il le voit bien
maintenant qu’il a atteint les limites, de l’autre côté des
parois de ce dôme temporel, il fait grand jour et la vie bat son
plein !
Ce qu’il ne comprend pas, c’est pourquoi les gens derrière le
saladier ne paraissent pas se rendre compte qu’un grand morceau de
nuit persiste sur la ville, un grand morceau de silence et
d’immobilité dans lequel lui, désespéré, le nez collé à la
vitre opacifiée, leur fait des signes qu’ils ne voient pas. Mieux
ou pire plutôt, ils passent indifférents près de cette frontière
apparemment invisible pour eux, ou ils y entrent - des distraits
assurément - sans se douter le moins du monde qu’une fois de
l’autre côté, ils se retrouveront figés à leur tour dans un
espace temporel où règne encore la nuit.
Tout cela est irréel pense Pascal. Ou à tout le moins illogique !
Si eux peuvent passer de ce côté, lui devrait pouvoir en faire
autant dans l’autre sens et se retrouver en plein jour, en
pantoufles et pyjama dans la rue animée, derrière le dôme
nocturne. Il a essayé, il ne peut pas ! Alors qu’il le croyait
intangible, même s’il le compare à un saladier de verre, il s’est
cogné et a rebondi plusieurs fois contre le mur du temps, comme une
mouche folle contre une vitre. Il est prisonnier de la nuit,
prisonnier de ces quatre heures précises jusqu’à ce qu’il
remonte cette satanée montre !
Que se passerait-il s’il le faisait maintenant, sans la remettre à
l’heure puisqu’il ne sait pas quelle heure il est réellement de
l’autre côté ? La vie reprendrait-elle son cours comme si de rien
n’était, à partir de ces quatre heures, jusqu’à ce que ce
côté-ci rejoigne l’autre ? Impossible ! Le temps continue à
s’écouler normalement derrière le dôme. Quels dérèglements
aurait-il provoqués s’il avait agi sans réfléchir, en se
contentant d’actionner le remontoir ? C’est la troisième fois
qu’à cause de sa négligence, le temps s’arrête ainsi. Les deux
premières, ce fut durant un laps relativement court mais cette fois…
En hâte, il rebrousse chemin et regagne son appartement. Il court,
il court comme un fou pour rattraper le temps, tout ce temps perdu
parce qu’il n’a pas suffisamment écouté le vieil antiquaire. À
présent, sa voix fatiguée et inquiète lui revient en mémoire, à
tel point qu’il croit l’entendre répéter encore et encore : «
N’oubliez pas de la remonter…N’oubliez pas…la remonter…La
remonter… »
Monsieur Grégoire savait, lui qui s’était usé des années durant
à cette tâche pénible et ingrate : surveiller inlassablement, du
matin au soir et du soir au matin, une vieille montre de gousset au
boîtier d’argent gravé.
Une vieille mécanique capricieuse qui détient le pouvoir d’arrêter
le temps dans un espace restreint à l’environnement de qui la
possède.
Lui n’avait jamais failli à ce devoir sacré. Il n’avait pas
laissé la rebelle s’arrêter un seul instant à en juger par son
regard aux yeux fatigués, profondément enfoncés dans leurs
orbites. Un regard dont se souvient parfaitement Pascal maintenant.
Un regard halluciné qui témoignait de tant et tant de nuits sans
sommeil. Voilà désormais à quoi il est condamné à son tour :
veiller à la bonne marche du Temps en empêchant sa montre d’en
enrayer l’immuable cours…
Rentré chez lui, la sonnerie stridente du téléphone le rappelle à
l’ordre. La férule du Destin. Il décroche. C’est le patron qui
s’étonne de son absence injustifiée :
- Alors monsieur Bontemps ! On se croit déjà en vacances ? Il est
onze heures. Ça va faire trois plombes qu’on essaie de vous
joindre et que vous ne répondez pas ! Qu'est -ce qui vous arrive bon
sang ?
Pascal n’invoque pas une panne de réveil, ce serait à son goût
d’un humour trop noir ! Il prétexte un violent accès de fièvre,
une insolation sans doute, la chaleur suffocante de ces derniers
jours…C’est plausible et ça passe !
- Bon, ce n’est pas grave mon vieux, après tout, c’est la
première fois et ce soir vous êtes en vacances, alors…
- Grand merci Monsieur Chaffaut ! Répond-il d’une voix de grand
malade exténué. Mais ne l’est-il pas vraiment ?
Désespéré, inquiet des conséquences mais obligé de le faire, il
met cette saloperie de montre à l’heure. Il suppose que la casser
risquerait de détraquer le temps de façon irrémédiable et
provoquerait peut être même la mort par arrêt définitif de toute
la population de son quartier…
C’était effectivement son dernier jour au cabinet ’expertise
comptable. Il ne l’a pas fait mais il ne prendra pas de vacances
non plus.
Désormais, il ne sera plus comptable que du Temps.
Ce vendredi matin-là, à 11h 05 exactement, une petite portion de la
ville, un millier de personnes tout de même, sortit engourdie,
nauséeuse, frappée de migraines atroces, d’une espèce de
mortelle torpeur qu’après enquête approfondie, on imputa, faute
de mieux, à l’ingestion ou à l’inhalation accidentelle ou plus
probablement criminelle, d’un puissant neuroleptique.
Tous ceux qui avaient été « bloqués » dehors à 4 heures, ne
comprirent jamais ce qu’ils y faisaient, hagards et désemparés, à
11h 05, incapables de se rappeler ce qu’ils avaient fait entre
temps. Les autres se réveillèrent dans leur lit, malades comme des
bêtes…
Puis la vie reprit son cours. On oublia l’étrange événement. Les
habitants du quartier de Pascal, amnésiques d’une mince tranche
de vie de sept heures et cinq minutes très précisément, ne surent
jamais ce qui leur était vraiment arrivé. Et ce n’était
certainement pas Pascal qui allait le leur apprendre !
Les enquêteurs ne parvenant à aucune conclusion sérieuse et les
victimes n’ayant pas souffert de la moindre séquelle de leur
supposé empoisonnement, le dossier fut clos sans suites…
Derrière son comptoir, Monsieur Pascal guette les clients. Il attend
celui qui viendra le relever de sa tâche. Le Client idéal qui sait
exactement ce qu’il veut et combien il est prêt à débourser pour
l’obtenir… Il attend celui qui, dans le fatras qui encombre sa
petite boutique d’antiquaire, au milieu des merveilles qui ornent
sa vitrine, a déjà repéré l’objet de ses rêves : la vieille
montre de gousset au boîtier d’argent minutieusement poli et
joliment gravé…
Il sait que ce sera aujourd’hui. Alors enfin, il pourra se reposer,
après vingt-cinq années de bons et loyaux services pour le compte
du Temps…
©A-M Lejeune